À chacun et chacune ses préférences : pour Patrice Maltaverne, qui ne manque pas de recenser notre livraison sur son site : c’est vous parce que c’est bien, c’est parmi les poèmes de Matthieu Lorin qu’il fait son choix pour le mettre en exergue. Quant à Guénane, après une lecture à charge, biaisée, de la couverture, le nom de Gilles Lades parmi les principaux contributeurs de la livraison, la conduit à rapprocher Décharge de l’historique Poésie présente, chère à René Rougerie. Que dirait-elle si lui tombait entre les mains la publication récemment initiée par Djamel Meskache, chez Tarabuste : Les Saisons du poème, dont je rendais compte ici même il y a moins d’un mois (I.Dn° 1042 & 1042 bis) !
Je lui laisse, en premier lieu, la parole :
CHARGE 198
par Guénane
Le numéro 198, tant que la lecture n’est pas achevée, traîne-trône sur une table.
Deux fois, un passant puis une passante, cinquantenaires ( les moins de trente ans ne voient rien ), ont lu tout haut CHARGE en s’étonnant. J’ai jugé inutile de déclamer qu’un coup de Dé jamais n’abolira la CHARGE ! Une écharde, appelée malle-poste titille la page 1.
Les griffes noires d’un monstre percent la robe nuageuse d’une silhouette d’où s’échappent des perles-fleurs de sang et m’indiquent un nom, Gilles Lades. Clic, déclic, ce nom me ramène à Poésie Présente.
J’ai toujours à portée de l’œil les cent numéros ( 8 mai 1971, 8 septembre 1997 ). Revue tirée à mille exemplaires, imprimée feuille à feuille par René Rougerie sur sa vieille presse Gisèle. Dans le premier numéro, il explique qu’il voit cette revue trimestrielle comme « un recueil collectif qui facilite la tâche de l’éditeur, du libraire et le choix du lecteur. » Il souligne qu’on lui répète partout « Les livres de poèmes se vendent mal, Monsieur ! » Il offre trente-deux pages à cinq poètes et précise l’intérêt du « voisinage d’écrivains connus et de jeunes auteurs… ce qui lèvera en même temps l’équivoque du compte d’auteur » déjà très en vogue. Et déjà il insiste sur le fait « qu’il devient pratiquement impossible d’expédier à l’unité… compte tenu des frais de port ».
J’ai vite retrouvé Gilles Lades dans le numéro 82, 1992. Trente ans plus tard, il est là, présent dans deux revues. Ses semelles collent toujours à l’intimité de sa terre natale. La mémoire s’agite mais rien ne dégouline, les discrets il faut les dénicher. C’est le même solitaire avide de chemins. Seul, oui, Poète, seul le temps qui vient monte à la gorge.
Poésie Présente et Décharge ( déjà deux fois plus obstinée ) n’ont-elles pas quelques soupirs en commun sur mes étagères ?
DÉCHARGE 198 : RETOUR DE LECTURE
par Marilyse Leroux
Mercredi 7 juin 2023
Sitôt reçu, sitôt lu, c’est rare vu ma pile qui joue la petite bête. Il faut dire que ma chaise longue verte sur mon herbe verte me tendait ses bras, verts eux aussi. Je parle à l’imparfait parce que c’était hier et que j’écris aujourd’hui du train Vannes-Paris, direction Place Saint Sulpice.
Outre mes habituelles préférences, je retiens du dernier numéro deux contributions : celle de Romain Fustier dans les Ruminations : Comment ça va, la terre ? Comment ça va, la poésie ? et celle de Camille Ruiz dans Le choix de Décharge.
Le propos clair et argumenté de Romain, au mordant assumé, m’interroge. Entre les Anciens et les Modernes, les branchés, ceux qui le sont moins, les connectés, les déconnectés, les en-vue, les m’as-tu-vu, les effacés, les oubliés, même querelle séculaire. On ne compte plus sur les réseaux les érythèmes qui épisodiquement grattouillent tel ou telle. Pour ma part, je me méfie de l’effet tête de truc, étant éclectique dans mes goûts. J’ai fait mien le mot de Colette (ah, l’excellente !) : « J’aime tout, du moment que c’est bon. » Facile à dire ! Mais ce « c’est bon », c’est bon pour qui ? Bon en soi ou bon pour soi ? Pour soi seul ou pour tout le monde ? On ne sort pas aussi aisément du jugement de valeur. Une règle : faire confiance à son émotion, ne pas s’encombrer d’aigreur, d’acrimonie, voyager léger, pour le pied en dehors, le pas de côté, la liberté d’aller et venir selon son humeur, le temps qu’il fait, ne pas hurler avec les loups, observer, mettre en perspective, rester ouvert, lucide, etc.
Romain affirme que les GAFA « ont fait main basse sur le plus discret des arts ». Rien que ça ! De gros monstres à l’assaut d’un ange, en somme. Sans réel enjeu financier, si on y songe. La question se pose cependant : le poète (masculin de généralité) doit-il suivre le mouvement général d’autopromotion, poussé lui aussi par son égogreffe numérique ? Le poète s’attarderait-il trop aux reflets de son écran ? Est-il jetable ou durable ? Vit-il dans la sincérité ou dans l’esbroufe ? Tout doit aller vite aujourd’hui, plus vite que la musique qui encense et jette façon Capitole et Roche tarpéienne. C’est l’ère de l’apparence, de la concurrence, publicité, buzz et rebuzz, la poésie ne semble pas échapper au syndrome tête de gondole (qui ne fait pas rire). Quid du travail, du temps que requiert l’écriture, du recul sur soi, sur les mots ? Quid de la durée, de la pensée, du lent mûrissement, souterrain et à l’air libre ? La poésie est-elle en train de devenir un « produit » de plus qui stylise sans rien inventer, est-elle une propagatrice de formes et de concepts rebattus ici et là comme le dit Romain Fustier ? Il est vrai que l’ère est à la copie, au recyclage, on ne sait plus qui a créé quoi et pourquoi.
Une chose est sûre : personne ne peut s’abstraire de la technologie de son époque qui est aussi source de création. Quel effet a et aura sur l’écriture poétique le vecteur numérique par rapport au livre papier ? Que risque la poésie ? Va-t-elle vendre son âme au diable, autrement dit à la « société du spectacle » ? La future critique littéraire le dira. Ou non, prise elle-même dans le tourbillon.
Mon expérience en la matière m’a appris que le temps de la poésie est autre. Il n’a rien à voir avec celui de la marchandisation, de la fast-fashion, du go fast, même si elle possède ses fulgurances, ses courts-circuits à la vitesse de la lumière, effets quantiques et cie. Le temps du poème n’est pas celui de l’entertainment, un produit chassant l’autre, celui de la folie numérique clic clic clic. La poésie est une résistance, elle l’a toujours été. Elle s’oppose par essence au mouvement du tout-se-vaut, tout-est-bon-du-moment-que-c’est-nouveau, immédiatement compréhensible, assimilable, car instagrammable. Ne pas lui aliéner sa création, sa liberté. Garder le goût de l’œuvre œuvrée, patiemment construite à l’épreuve de la vie. Respiration naturelle, et non prise de tête, non frénésie stérile. Il reste que tant d’œuvres se publient aujourd’hui, de toutes sortes, que se pose la question de la visibilité d’un livre, de sa médiatisation. Comment faire ?
« Ne cédons pas au défaitisme », nous dit Romain Fustier car des auteurs, jeunes et moins jeunes, continuent leur long travail de silence, engagés sur un chemin de vie, exigeant et patient. Retrait et présence peuvent aller de pair, nous dit-il.
L’auteur et le lecteur ont à se rencontrer dans le temps du poème, « le long du jour horizontal », comme écrit Camille Ruiz dans son beau texte, autre page qui a retenu mon attention. Dans le vertical aussi, nous dirait Roberto Juarroz.
Pour en revenir à Saint-Sulpice, me vient l’image de ce grand cercle concentrique où se pressent pendant cinq jours poètes et éditeurs. Une exception culturelle à la française digne du livre des records. Le plus grand nombre de poètes au m2. Soit on fuit, soit on se réjouit.
À voir passer et repasser les mêmes depuis mon stand durant quelques années, je me suis parfois crue dans le sketch de Raymond Devos, le fameux « Sens interdit ». Est-ce qu’on s’échappe du rond-point ou est-ce qu’on y reste ad vitam aeternam ? La poésie est-elle condamnée à tourner sur elle-même, dans un monde clos où se joue la comédie humaine ordinaire avec ses sincérités, ses faux-semblants, son naturel, ses postures ?
Petit rappel fraîcheur : ne pas oublier le centre de la place, cette fontaine bienheureuse, cette source qui en rappelle une autre, la seule qui importe, n’est-ce pas ?
Quittons le commentaire pour le poème, celui de Matthieu Lorin, mis à l’honneur par Patrice Maltaverne, comme je l’évoquais plus haut :
Ma docilité est un leurre, un artifice agité devant les dents creuses et les discussions désinfectées.
Mais qu’apprendrait-on de plus de plus en fendant la réalité avec une lame de couteau ? La déchirure finirait par noircir, comme ces pommes que l’on épluche et qu’on oublie sur le plan de travail.
Voilà tout.