Sans doute nous rapprochait, sans à vrai dire que nous n’y ayons jamais fait allusion, le fait d’avoir l’un et l’autre vu paraître nos premiers livres chez Guy Chambelland, Gérard Bayo ayant l’avantage de l’antériorité puisque Le Pain de vie fut publié quand notre diable d’éditeur faisait ses premières armes à Dijon. Mais nous n’étions pas intimes, et de loin : je n’aurai été qu’un lecteur admiratif, un peu écrasé par le sérieux de la démarche, la gravité des propos, une sombre érudition que l’auteur se devait d’éclairer par nombre de notes en fin d’ouvrage. M’efforçant cependant de porter témoignage sur une œuvre qui, à mon dépit, ne recevait pas l’accueil critique qu’elle me paraissait mérité.
Que dire de plus ici, en ces tristes circonstances, que ce que j’écrivais la dernière fois où j’évoquai un de ces livres, le 3 août 2022, sous le titre : Devoirs du survivant, lesquels me semblaient en effet requérir toute l’attention du poète : l’I.D n° 997 commentait alors Près de l’étang couleur de cendre à L’Herbe qui tremble.
En hommage à Gérard Bayo, je reproduis cette chronique.
Devoirs du survivant
Une quête inlassable, de poème en poème, de livre en livre, lesquels se font échos les uns les autres, telle apparaît l’œuvre de Gérard Bayo, admirée de longue date et dont la nouvelle expression vient de voir le jour sous une pimpante couverture rouge d’Alain Dulac : Près de l’étang couleur de cendres, septième ouvrage pris en charge par L’Herbe qui tremble, structure éditoriale d’une irréprochable fidélité :
Tu ne cherches peut-être
que la porte
Tu ne cherches peut-être
que pour toi-même la porte
que nul ne peut pousser
Peut-être ne cherches-tu que la porte
sur laquelle il faut
de force être jeté.
Ces trois courtes strophes saisissent au mieux la problématique de cette poésie, en son obstiné ressac dans un questionnement sans réponse, dans un piétinement qu’on aurait tort de juger désespéré : il faut imaginer, comme le suggère le poète en ouverture à ce même poème, qu’on puisse tirer jubilation du jour qui ne vient pas.
A l’encontre de la plupart des poètes et artistes, desquels il convient de suivre avec attention le cheminement, voire le renouvellement des thèmes et des formes, il n’y a chez Gérard Bayo nulle préoccupation de ce type : ici on ne progresse pas, on se tient royalement au cœur d’un domaine depuis longtemps circonscrit, et l’on médite sur les poètes et artistes aimés, Hölderlin, Soutine, César Vallejo, Emily Dickinson (et bien d’autres), et Rimbaud avant tout autre, et Rüdiger Fischer maintes fois évoqué en son village de Forêt Noire, et reviennent inexorablement le nom des lieux liés à la catastrophe de la Shoah, en des poèmes dédiés aux sans / décès, aux morts / sans naissances, aux registres / oubliés // aux survivants, l’insulte / de la beauté .
Le mot de survivant figure ci-dessus à bon escient : de manière générale, Gérard Bayo se conduit, me semble-t-il, et écrit avec la conscience d’être le survivant d’un monde disparu, la tache lui revenant d’en préserver les diverses mémoires, d’en sauver les débris, de façon elliptique parfois, sans même craindre les redites et doublons, d’aucune manière accidentels, avertit-il en tête d’ouvrage, mais voulus.
Pour conclure cet avant-lire : ce poème éclairant, exemplaire, non seulement par les propos mais par le découpage du vers, et que je cite dans son intégralité :
Car le temps est proche (Apo I,3)
A peine tués, parlent déjà
avec l’autorité des anges. Ne demandent
rien pour eux, nous
tutoient.
Demandent à nous pour l’autre en nous.
Presque supplient,
ordonnent.
(… Ou bien demandent
pour eux aussi, pour nous
et nous).
Nous intiment
de réparer le monde.
Passèrent sans doute
d’abord par la naissance.