Et il y a ironie à retrouver dans les lignes du poète ces noms de fleuves jusqu’ici méconnus (à l’exception peut-être des amateurs de mots croisés) : Cauche, Authie, Aa, rivières indépendantes. Courant vers la mer sans trop de fioritures. De circonvolutions, lit-on dans le 9ᵉ chant d’un ensemble qui en compte 47, et forme une première partie, que poursuit un long essai méditatif : L’imagination et le pur vertige d’exister (dont je ne m’occuperai pas – ou pas encore – dans cette chronique).
Crues minimales. Rares étiages, lit-on plus loin, à propos de ces rivières. Hormis l’une d’entre nous, la Maye phréatiquement capricieuse, est-il concédé, en ce qui est, pour les lecteurs, même maigrement informés, le rappel de la grande œuvre de Jacques Darras qui de cette Maye, au fil d’une dizaine de volumes, de 1988 à ce dernier (pour l’heure) chœur maritime de la Maye, de 2022 (Castor Astral & In’hui éd.), a fait à la fois le centre du monde et le prétexte d’une épopée sans pareil à travers le temps et l’espace, à travers aussi bien la langue que l’histoire de la poésie. (De cette poésie-fleuve, une approche, à l’occasion des I.D consacrés à cet auteur, soit les n° 770 & 829). Et l’on retiendra, en conclusion à ces premières considérations, la mise en garde du chant 3 : À la fin l’eau toujours gagne.
Avec ce nouveau livre, le centre du monde a bougé, comme même il arrive à l’axe de notre globe, s’établit sur les côtes de Manche, et à partir duquel la réflexion rayonne, comme dans ce chant 40 où, à partir de la même plage, ma plage où [il] descend chaque matin,
Une image en appelle une autre
Une plage, d’autres plages, il y a de l’écho entre elles
Je marche sur plusieurs à la fois
Ce matin, sans bien savoir pourquoi, je suis par exemple à Tampico
Sur la côte est du Mexique
Débouchant à l’instant d’une rue défoncée
Sur un sable jonché de débris d’arbres courants violents
Mer couleur verte inaccessibles grands rouleaux de vagues luisantes
Je ne me baigne pas
D’autant qu’à quelques minutes de là à peine, quelle coïncidence.
Me voici de l’autre côté sur la côte Pacifique
A Acapulco.
C’est bien moi dans l’eau manifestement, je me baigne.
Ainsi s’exprime, et rêve, l’appariteur de plages, comme lui-même se désigne ; et 47 fois le poète revient sur son ouvrage pour développer de ces amples poèmes, difficilement contenus sur deux pages pleines, en de longs vers, d’un prosaïsme bien balancé et qui sont comme des vagues échouant sur le sable (et le plus souvent, sur un point), sans cesse renaissantes (Répétition, la poésie), jouant avec les mots et leur sonorité, - à la Prévert, dirait-on, lequel, soit dit en passant, n’est pas le pire comme compagnon de route -, et que génèrent une idée, une image (banc de sable que découvre la mer jamais deux fois le même), un souvenir (J’ai longtemps habité le port de Calais), une notation qui d’abord paraît anodine ( As-tu déjà compté le nombre de fois où tu as traversé le détroit ?). À partir desquels le vers se déploie - jusque sur la plage martienne de sable rouge, avec le robot Persévérance -, dérive en réflexions où l’ironie se dispute à l’érudition, avec une prédilection à chanter les louanges des plus remarquables (quoique parfois méconnues) figures de ces Hauts-de-France : constructeurs comme Sébastien Le Prestre, génial ingénieur hexagonal, poètes avec Charles d’Orléans (Est-ce bien lui sur les falaises de Douvres ?), peintres peut-être surtout (Savoir que des peintres des poètes ont vécu en un lieu rassure) : Ludovic-Napoléon Lepic, Tattegrain (Francis), Constant Permeke, Hobbema, Paul Delvaux, en face de William Turner, premier peintre de la mer et du sable. (Il me manque Eugène Leroy, à propos duquel Jacques Darras, dans Décharge 184, de décembre 2019, nous offrit, dans l’opacité de la lumière, poèmes et reproductions, comment oublier ?).
Difficile de suivre le poète – homme malade du sublime, de la grandeur démesurée, reconnait-il – dans les diverses directions, embranchements, détours, qu’il emprunte. Mais alors que je referme pour aujourd’hui le livre (et je n’en suis qu’à la page 102 quand il en compte 260), me poursuit l’évocation tragique du 32ᵉ chant.
Réflexion faite, je le reproduirai pour vous dès demain.