La question est ingénue, - paraît l’être - mais dès qu’on y songe (aurait-on intérêt à n’y point songer ?), elle devient joyeusement dérangeante – du genre de celle qui troubla la nuit du Capitaine Haddock (vous vous souvenez ?) : au-dessus ou au-dessous du drap, la barbe ? « Mais pourquoi ils vont à la ligne ? » Et c’est Patrick Argenté qui s’en est fait l’écho, dans des pages inédites de réflexions qu’il me fait parvenir, lui qui, - on a pu le constater dans de récents Choix de Décharge - va à la ligne sans rechigner :
Appareillage
Te prendre par la taille aurait suffi au jour
à sa lumière et à son sable
à la prise de bec des estuaires
les dieux marchent sur l’eau se prennent
pour marsouins les poissons croisent
dans tes cils leur destin muré
les main doucement se posent sur la marée
soulève le nez les algues et le bord enlisé
de la cale et du passeur
sur ta cuisse et ton bras le jour
aura jeté ses amarres à la mer et je respire
sur le soleil de ton ventre
(in Décharge 152)
La question du vers est une question délicate, qui de longue date empêche les poètes de dormir, - à commencer par Mallarmé tombant du lit un matin de 1886 : « On a touché au vers ! », - sur laquelle volontiers ils s’empoignent. Nous sommes loin, sans aucun doute, de l’illusion des commencements, lors qu’à la sortie de réunions publiques réunissant symbolistes et anarchistes, on se quittait aux cris de Vive l’anarchie, vive le vers libre ; mais faut-il pour autant en venir à partager le point de vue de Jacques Roubaud, faire du vers libre, définitivement dégradé en vers standard (ou pire, en vers international libre), le représentant du conformisme poétique ?
A son tour, Patrick Argenté lève le lièvre, interroge – et d’abord s’interroge, à partir de sa propre expérience d’écriture. Son mérite est de relancer le débat, tout en se tenant à distance du théorisme ou de la polémique, sur un mode qu’on peut juger mineur, pas très loin du point de vue de l’éberlué découvrant l’évidence. Le poète aujourd’hui, il est vrai, tend à écrire d’abord, spontanément, en ce vers irrégulier et non rimé, comme si ce vers qu’on dit libre, était la langue naturelle de la poésie, - ce qu’il est peut-être devenu. Il est bon toujours de s’étonner, surtout d’un geste machinal, voire de s’en inquiéter, de chercher à tirer l’affaire au clair, attitude on ne peut plus louable de l’artisan interrogeant ses outils et sa pratique quotidienne.
Bref, cette approche m’a paru suffisamment pertinente pour orienter les prochaines Ruminations (Décharge 160, en décembre 2013), où quelques autres poètes viendront à leur tour essayer de s’expliquer sur leur pratique. A l’évidence, la question ne sera pas close, et je me réjouirais qu’à la suite d’autres voix s’en mêlent (avis !) …
Repères : Le dossier, ouvert par la réflexion de Patrick Argenté, sera publié dans Décharge 160, en décembre prochain. Contributions de Florence Saint-Roch, Claudine Bohi, Laurent Deheppe et Grégoire Damon.
Patrick Argenté est l’auteur de 6 recueils aux éditions La Part commune, Manoirante et Jacques André, où est paru son dernier recueil : Côté fenêtre, en 2012. A paraître, chez le même éditeur : Tout ton cinéma (2014).
On a pu lire ce poète dans le Choix de Décharge des n° 141, 146 et 152 de notre revue. Voir aussi la 4ème Secousse , revue numérique des éditions Obsidiane : http://www.revue-secousse.fr/Secousse-04/Sks04-Sommaire.html