Les écrits de Philippe Jaffeux ont dès leur émergence suscité sympathie, admiration, ferveur. Qui en douterait, ou débarquerait tout béjaune sur la planète Poésie, en serait vite convaincu en se reportant au blog de l’auteur, qui est pour lui-même le meilleur archiviste qui soit. Pour ma part, ayant récemment fait le point pour les Cahiers de la Rue Ventura (l’article n’a même pas eu le temps de paraître !) après l’important dossier Philippe Jaffeux, une nouvelle ligne publié dans Décharge 157, je ne pensais pas devoir y revenir de sitôt. C’était sous-estimé la vitalité créatrice de l’auteur (ne m’adressait-il en mars dernier 1 820 nouveaux Courants !), et l’enthousiasme que l’œuvre suscite. Laquelle, il faut le reconnaître, a pris une toute autre dimension, impose une présence désormais indéniable, depuis que les éditions Passage d’encre l’ont prise en main, en vue, n’en doutons pas, d’une édition intégrale d’Alphabet (cf : I.D n° 359 et 359 bis ).
Que cet ensemble proliférant et multiforme de 26 pièces fasse l’objet d’un livre me paraissait, à dire vrai, hautement improbable, Alphabet par sa structure et son inspiration me semblant appeler davantage une publication sur le web ou en cédérom. J’ai eu le plaisir d’être démenti, par ce qui aurait dû constituer l’un des événements du récent Marché de la Poésie de Paris, si la poésie était capable encore de créer l’événement : à savoir, un pavé (bleu) d’un kilo sept cent cinquante grammes, posé sur le stand de Passage d’Encre,et dont les 396 pages constituent un premier tome, des lettres A à M.
On pourrait ici ouvrir une réflexion sur la concomitance entre le déclin annoncé du livre, les difficultés réelles de l’édition et de la librairie, et la propension des éditeurs à proposer des ouvrages de plus en plus épais, comme si seul l’exceptionnel, voire le déraisonnable, avait quelque chance de briser le mur d’indifférence qui entoure les choses de la poésie. Ces sortes de miracle étant rendus possibles par la grâce du Centre National du Livre, dont les aides permettent de mettre en circulation ces volumes à des prix qui ne soient pas tout à fait prohibitifs (30€ quand même).
Livre-monstre. Livre-monde que développe une rêverie active autour de la lettre, du mot, du texte, du cédérom. On soulignera les capacités d’invention et de renouvellement de Philippe Jaffeux, et cette manière de se jouer des contraintes qu’il s’impose. Chaque lettre suscite une forme nouvelle : D est un entretien, G est un journal, H un mode d’emploi qui préfigure les Courants à venir, I un théâtre animé par vingt-six acteurs dont le nom est une anagramme du mot Alphabet. On comprendra que vu la variété des modes d’écriture et leur originalité, toute citation (nécessaire cependant) relève de l’arbitraire, est à tout coup une amputation, et ne donnera qu’une idée réductrice du flux, du rythme, du soulèvement textuel qui emporte le lecteur, l’enivre ou le noie. Essayons cependant :
Es-tu un voyeur ? Ce mot témoigne de ce que tu es si je me reflète sur l’écran d’un ordinateur
Un entretien exact se cache derrière un titre troublant afin de révéler la parole d’un abécédaire
Es-tu vulgaire ? J’éparpille tes vociférations sur des mots classés par un dictionnaire primitif
Je mélange l’alphabet avec un geste brutal pour exprimer la numérisation d’un hasard savant
Es-tu vulnérable ? La levée de mon quatrième bouclier exprime la chute de ton écriture docile
Je consolide la six cent soixante douzième leçon d’un abcd qui désobéit à ta question fragile
Es-tu un wyandotte ? J’ignore la signification de ce vocable pondu par un monomane ridicule
Je crée un vide circulaire car j’espère que tes trois dernières questions seront plus profonde
Es-tu xénophile ? Des octets planétaires naturalisent vingt-six lettres étrangères à ton écriture
Un alphabet universel héberge l’avenir de mon cinquième voyage sur une limite dépaysante
Es-tu un yogi ? L’adepte d’une énergie maîtrise un ordinateur avec le corps d’un nombre vital
Je trouve l’unité d’une l’être afin de jouer avec la respiration de cet avant-dernier mot absolu
es-tu ou êtes-vous zen ? Un abcd singulier ou pluriel médite sur la forme d’un abcd apaisant
une ponctuation détachée de ta voix s’apprête à répondre au téléphone avec une seule lettre …
(Extrait de D). Laquelle lettre D est comme toutes les autres suivie d’un commentaire où l’on mesure, on ne s’en était guère avisé jusque là, la dimension d’ironie, d’autodérision, de l’auteur : ainsi, pour dédouaner le typographe, souligne-t-il la disparition des majuscules sur les deux dernières lignes de la page …