Dans le n° 126 de Décharge, qui ne date pourtant que de Juin 2005, se poursuit un dialogue devenu poignant, entre deux fantômes désormais (voir I.D précédent) : Jacques Izoard, mort ce 19 Juillet, répond à Michel Valprémy, fauché en septembre 2007 (I.D n° 63). Les quelques lambeaux que je détache ici, manière de saluer une petite main de la poésie, ne sauraient valoir la lecture intégrale de cet émouvant colloque.
Jacques Izoard : On parlait autrefois des "petites mains". Je suis peut-être une petite main de la poésie. Je ne crois qu'à ce que je vois autour de moi, dans le terrestre terreau du jardin. N'ayant aucune imagination, je me contente de receler, d'entasser les mots, mais avec le plus de délicatesse possible comme s'ils étaient d'une très fragile matière, légère et cassante. Un mot plus un mot, plus un mot, plus un mot, ... à l'infini. Et, derrière tous ces mots, je sens l'haleine d'autrui, la bouche des autres, et leurs doigts, et tout leur corps. Tant ils furent "manipulés" depuis des siècles. L'extraordinaire est qu'ils ont toujours l'air neufs et vierges.
La question du temps
J'ai parfois l'impression que, à l'intérieur des mots, le temps n'existe pas, ou n'existe plus. Précisément le poème ne tendrait-il pas, chez moi à nier le temps, ou, du moins, à l'arrêter de manière définitive Pourtant, les mots sont volatils, il s'agit de les saisir au bond. Ils se diluent facilement dans l'air. Et le poète a l'air d'un chasseur de papillons ! Si les papillons meurent et perdent leurs couleurs, par contre les mots, chargés de leurs propres sens, conservent leur vie intrinsèque et leur solidité.
Certes, le temps de mon écriture est très bref ; en vitesse, chaque poème Mais cette rapidité de l'acte d'écrire disparaît très vite et le poème a, dès lors, tout le temps d'être poème. L'éternité dans un poème, pourquoi pas ? Les poèmes écrits jadis me ramènent en arrière, chronologiquement parlant, ou m'enlèvent du temps. Plus on lit ses propres textes anciens, plus l'on rajeunit. Dès lors, c'est peut-être 1es poèmes futurs, que l'on se propose d'écrire, qui vont nous vieillir. Bref, arrêt sur mot.
Le corps
M’intéresse le territoire du corps, qui me paraît immense. Rien de commun entre le coude et le genou, entre la bouche, fabrique de mots, et le pied mobile. Et tout le corps est traversé de poèmes qui bougent, respirent et craquent aux jointures. Mais la peau adoucit les contours et il faut y déchiffrer l'écriture des veines. De quoi s'agit-il ? se demande-t-on sans cesse. Corps (ou poème) que l'on rejette loin de soi (mais c'est impossible !), corps bouffi, déchiré, lapidé, défenestré, dans l'apathie d'un faible souffle. Soubresauts de bœuf, d'un part ; de l'autre, la petite baleine qui tremble, la peau qui tressaille (elle a la chair de poule). On lèche sa propre peau, son propre poème pour amincir les mots de plus en plus, jusqu'à ce qu'ils deviennent purs filigranes. Amoureusement moi-même. Ou horreur d'être soi-même. Volonté d'être autre dans l'autre. Mais, parfois, souvent, l'effleurer suffit, le sentir bouger en lui-même, c'est-à-dire vivre. Mais aussi, pourquoi ne pas abandonner le toucher ? Voir est avide. Et voir l'autre de près sans le toucher, sans le palper, sans le dépecer.
Voir, acte sensuel au plus haut niveau.
Oui, le corps cousu dans le corps, le corps cousu dans le corps, cousu dans le corps... jusqu'à la petite poupée qui nous fait palpiter, trembler et fourbir nos mots.
(Réponses de Jacques Izoard, Mai 2005
à des questions de Michel Valprémy - Avril 1993)