Jean-Louis Rambour explore les mémoires : familiale, individuelle, collective, en une production régulière et inventive, ce qui fait qu'à chacun de ses livres, il paraît souhaitable non seulement d'en rendre compte, mais de faire le point sur la cohérence d'une œuvre complexe. Le plus souvent, le critique (moi, en la circonstance) prend peur devant l'ampleur de la tâche, et expédie à la place, et en trois coups de cuillère à pot, une plaquette de 16 pages, d'un auteur sans épaisseur, ni passé. De fait, j'ai peu écrit sur Jean-Louis Rambour, bien que je le lise et l'apprécie depuis longtemps, avant même qu'il passe par la case Polder (1994).
Son nouveau livre, "Clore le monde", sensible et dense comme à l'habitude, vient de paraître aux éditions L'Arbre à paroles . Les choses pour moi se compliquent, du fait que Jean-Louis Rambour est depuis peu devenu le préfacier de mon dernier recueil (Si ça se trouve , aux éditions Corpus , vous vous souvenez ?). Ce qui m'interdit derechef de tresser les lauriers qu'il mérite. Scrupules d'un autre temps, sans doute. Je m'en tiendrai pourtant à quelques questions à l'auteur, histoire de ne pas m'engager dans un discours appréciatif, que je jugerais malgré tout déplacé.
C.V : La plupart des poèmes de Clore le monde sont adressés : à vous. Mais ce vous, quel est-il, quel autre, - ou quels autres ? Des ancêtres ?
Jean-Louis Rambour : L’identité du vous se révèle en partie avec le dédicataire du poème : « Au Santerre, à ses survivants ». J’affirme donc d’emblée que je m’adresse à un pays et, si l’on a encore le droit d’utiliser des mots ringardisés, à un peuple. A un pays qui a fait naufrage, qui a connu une catastrophe, une année zéro, et où il est toujours difficile de vivre, où la vie a du mal à prendre son envergure.
L’adverbe ici est très présent dans les 100 pages du texte : je l’utilise 44 fois pour dire la primauté de la géographie d’un lieu, sans laquelle l’histoire ne s’inscrit pas. Et il n’est pas banal que ce lieu porte un nom qui prête au jeu : le Santerre est ce pays dépourvu de terre ou inondé de sang. Pas banal non plus que les habitants n’aient pas de nom comme la Bourgogne a ses Bourguignons ; les habitants du Santerre, eux, ne sont que « les hommes et les femmes de la file d’attente ».
Et à ce Santerre, je dois bien un renvoi d’ascenseur car il agit sur mon écriture, dans la mesure où il n’est rien. Dans la mesure où il est pour ne pas être, où il n’est qu’une page blanche avec le syndrome qui l’accompagne. Dans la mesure où il facilite grandement le refus de tout snobisme et parisianisme. « Ici est le nombril du monde », me disait il y a peu Pierre Ivart – à moi, il est arrivé que je parle plus modestement de Carrefour de l’Europe, oui, à propos d’ici. Parce qu’il y a tant eu la présence de la mort, il ne peut en effet être question ici que d’origine, de virginité, de genèse.
Le vous me met aussi en position de déclameur, proclameur, invectiveur, face à son public. Il donne un côté prêcheur du haut de sa chaire. Prédicateur du prochain big-bang. Des allures de Bossuet, quoi.
Cela dit, si le mot Santerre apparaît douze fois et qu’il est question de « clore le monde » sur ce petit lieu, le vous ne désigne pas seulement les voisins d’aujourd’hui. Jamais autant que dans ce livre je n’ai feuilleté l’atlas pour arriver à placer Coucy, Scio, la muraille de Chine, Bagdad, les monts de l’Aïr, le Ténéré, la Volga, les collines de Valdaï, la Virginie, Londres, Marseille, Brest, Berlin et l’empire Shongaï dans seulement les trente premières pages. Faut le faire. Jamais autant je n’ai remué la mémoire, depuis le palais de Mérovée jusqu’aux lignes TGV, l’A1 et l’A29. Le vous désigne aussi bien ceux de ma génération qui ont envisagé de « défier le siècle et sa guerre froide » que les ossements laissés par ceux de la préhistoire acheuléenne ou des guerres du XXe siècle.